UNE UTILISATION INSOLITE D'OSSEMENTS DANS L'ARCHITECTURE RURALE
Par Christian VALLET
Le petit ensemble rural du lieu dit de "Chez Colly" sur la commune de Bussière-Poitevine (Haute-Vienne) se fond facilement dans le paysage et rien n'attire le regard du visiteur de passage. Pourtant la façade de l'une des deux maisons de cet habitat présente une particularité étonnante. Lorsque les nouveaux propriétaires entreprirent de débarrasser la façade du lierre qui l'envahissait, ils découvrirent des os fichés entre les pierres du mur.
Situation géographique
La commune de Bussière-Poitevine se situe au Nord du département de la Haute-Vienne. Elle occupe une partie de ce que l'on appelle "la Basse-Marché". Cette "frontière" se matérialise sous plusieurs aspects
- du point de vue géologique, elle se positionne sur une zone de jonction entre le socle cristallin du Massif Central et les plateaux sédimentaires du Poitou. Son sous-sol est riche en schistes friables, en grès et il recèle quelques éléments sidérolithiques en altération de surface;
- pour le réseau routier, l'automobiliste qui vient de Limoges (du Sud) entre en contact avec la commune de Bussière-Poitevine par les premières lignes droites qui caractérisent le plateau poitevin (planche 1) ;
- pour l'ethnologie, nous sommes en limite du "croissant linguistique" entre la langue d'Oc et la langue d'oïl. Les habitants de Bussière-Poitevine parlent la langue d'oïl ;
- du point de vue architectural, la construction des chaînages d'angles des murs des maisons et des linteaux de portes et de fenêtres fait appel au calcaire poitevin tout proche. La construction des murs met en oeuvre, quant à elle, les roches métamorphiques du sous-sol.
Position des os
Ils occupent deux rangées superposées sur la façade avant qui forme le pignon nord-est de la maison d'habitation.
Le premier alignement, qui se trouve en position inférieure, est situé à mi-hauteur de la construction et de ce fait passe au-dessus de la fenêtre et de la porte d'entrée.
Le second rang, quant à lui, se positionne au niveau de l'arrêt des murs gouttereaux.
Le percement récent (dans la décennie) d'une fenêtre à l'étage a perturbé ces deux alignements et a dû faire disparaître un ou deux de ces os (planche 2 A).
Les os: morphologie
Ils proviennent tous de l'espèce Bos-Taurus-Li "Le Boeuf'. Leur répartition est la suivante
- le rang supérieur comprend un métatarsien, un maxillaire inférieur droit, un scapulum droit (omoplate) ;
- le rang inférieur comprend un humérus droit, un radius ulna droit, un tibia gauche, un tibia droit, un fémur droit.
Tous ces os semblent appartenir à un même sujet dont on a privilégié le côté droit (planche 2 B).
L'examen des épiphyses nous renseigne sur l'âge de cet animal. Si on se réfère à l'humérus, qui est parmi tous les os présents, celui dont la soudure épiphysaire est la plus tardive, le boeuf qui a fourni cet os était âgé de plus de 4 ans (48 mois).
Position anatomique
Dans tous le cas, c'est l'extrémité la plus solide qui dépasse du mur (planche 3).
En anatomie, on désigne par extrémité distale la tête de l'os la plus éloignée de la colonne vertébrale et par proximale la plus prés.
Lors de leur mise en place, le maçon a pris soin de caler ces os de façon que leurs faces supérieures ne présentent aucune concavité susceptible de retenir l'eau de pluie mais au contraire d'en permettre son écoulement maximal.
Fonction et choix des matériaux
Visiblement, ces os font partie de la construction et leur mise en place dans le mur était prévue depuis le départ de la réalisation.
Aucun aménagement secondaire ou particulier, comme un rebouchage ou un calage, ne se remarque à leur périphérie immédiate.
La fonction de ces os dépassant du parement du mur de façade apparait d'évidence : ils servaient tout simplement de point d'accrochage pour la vigne. Il est important de noter à ce sujet que le propriétgaire avait déjà prévu la plantation de sa treille lors du projet de construction de sa maison.
Il est possible aussi qu'à l'époque de cette réalisation immobilière le fait d'avoir une vigne en façade faisait partie des moeurs bien établies et la pose des points d'accrochage pour cette "couverture" végétale se faisait automatiquement.
Si le choix du matériau peut surprendre, il n'offre par contre que des avantages, de par sa composition chimique l'os est formé d'une matrice organique chargée en substances minérales et il offre dans de bonnes conditions une grande résistance au vieillissement et à l'érosion.
De par l'organisation "mécanique" de sa structure, qui combine des systèmes de tractions et de pressions nécessaires à sa bonne tenue dans la masse musculaire dont il forme la charpente, l'os offre une résistance aux pressions et aux tiraillements.
Son emploi dans cette fonction garantit les avantages suivants
- de par sa forme, il forme des points d'amarrages faciles (tête) ;
- de par sa structure, il résiste aux pressions (poids du mur), aux tiraillements (poids de la vigne accrochée après) ;
- de par sa composition, il offre une grande résistance au temps et il ne change pas de structure et ne produit aucun dérivé au fil des ans (le métal rouille et les variations de taille parfois importantes produites par son altération font éclater la pierre. Le bois absorbe l'eau et, en pourrissant, facilite l'introduction de celle-ci dans la maçonnerie). L'os, une fois incorporé dans la construction, ne demande aucun entretien.
Conclusion
Il est étonnant de voir que ce procédé qui ne présente que des avantages ne soit pas plus développé en Limousin. Cela tient peut-être au fait que la région ne soit pas à vocation vinicole. Mais la treille qui ornait jadis les façades des fermes fournissait surtout un raisin destiné à la table.
Ce fait est peut-être d'ordre psychologique car aux dires de certaines personnes qui ont vu ces os, ils donnent une allure morbide à la maison. Il s'agit en fait d'un faux problème car ces os ne devaient pas être visibles, masqués par le feuillage de la vigne.
L'utilisation des os comme points d'accrochage contre les murs semble quand même courante en Charente, dans la Vienne, l'Eure et Loire et la Bourgogne. Lors d'un voyage en Normandie dans un petit village de la pointe de la Hague, nous avons, par exemple, observé des os de bœuf qui servaient à attacher les vaches au mur de l'étable
maison d'habitation. Leur étude est cependant délicate à mener car ils ont été cassés au ras du mur et leur identification anatomique en sera donc mal aisée.
Il est important de mentionner que seuls les bâtiments d'habitation de ces deux ensembles agricoles recèlent ce phénomène.
Il est possible que les lieux dit "de Chez Colly" et de "Chez Marsagne" soient les derniers indices d'un phénomène mieux documenté dans les régions limitrophes qui sont des pays de langue d'Oïl.
Il serait intéressant de confirmer l'appartenance de cette coutume aux pays de langue d'Oïl. L'association ARCHEA, à Limoges, est ouverte à toutes les informations relatives à ce sujet pour le Limousin.
Bibliographie
BARONE R., 1986, Anatomie comparée des mammifères domestiques. Tome 1, Ostéologie, édition VIGOT, Paris, 1986.